4.
Le haku partit au grand galop vers la forteresse. Les matériaux n’ayant pu être acheminés qu’un jour par an, à l’ouverture de la porte le jour de l’Ankô, sa construction avait nécessité des années et des années d’efforts. Mais maintenant, pour tous ceux qui venaient de Ken, elle constituait le premier et dernier refuge dans la mer Jaune. La distance à parcourir pour l’atteindre n’était pas très importante et, par la voie des airs, le haku y serait parvenu rapidement. Shushô, cependant, avait remarqué dans le ciel la présence de yôchô, des yôma volants. Attirés probablement par l’agitation près de la porte Reiken, ils tournoyaient au-dessus du défilé. Il était sans doute plus sage, effectivement, de faire le trajet par voie terrestre.
Mais les yôchô étaient-ils vraiment capables de voir les gens qui se trouvaient au fond de la gorge ? On pouvait en douter : leurs attaques étaient en définitive plutôt rares pourvu que les voyageurs restent groupés et ne traînent pas en route.
L’entrée de la forteresse était aussi large que le chemin qui y conduisait. Le haku la franchit en courant et s’engouffra dans le tunnel qui lui faisait suite. Quelques fenêtres, par lesquelles pénétraient les rayons du soleil, l’éclairaient faiblement. Son plafond, fait de pierres scellées au mortier, était percé par endroits de bouches d’aération constituées d’un petit toit rehaussé, soutenu par des lucarnes grillagées. Des bruits de pas filtraient à travers ces ouvertures. C’étaient ceux des soldats qui, à l’extérieur, couraient sur la voûte, le conduit pouvant servir de passerelle.
En ce jour de l’Ankô, leur tâche n’était pas mince. Ils avaient pour mission de défendre cette forteresse et d’empêcher les yôma de franchir la porte Reiken et la porte de la Terre, en avant-poste défensif de la ville de Ken. Mais malgré toutes ces précautions, et bien qu’il n’existât qu’une seule route reliant la mer Jaune au royaume de Kyô, il semblait impossible d’enrayer l’invasion progressive des yôma. Personne ne savait comment ils parvenaient à s’y infiltrer. Les monts Kongô constituaient une barrière infranchissable, même pour eux, et les portes n’ouvraient qu’une fois par an…
Certains disaient qu’il existait des passages secrets leur permettant de traverser ces montagnes. D’autres, que des tunnels souterrains conduisaient jusqu’au mont Ryô’un. Quelques-uns avançaient même l’idée que les yôma qui étaient parvenus jadis à sortir de la mer Jaune dormaient maintenant sous terre tant que le roi conduisait correctement le royaume, mais sortaient de leur sommeil sitôt qu’il s’écartait du droit chemin. Pour l’heure, aucune de ces hypothèses n’avait pu être vérifiée…
— Décidément, la vie doit être bien difficile à Ken… murmura Shushô, juchée sur le dos du haku.
Celui-ci marchait maintenant d’un pas tranquille.
— Pour l’instant, c’est la seule ville fortifiée à ce point, répondit Gankyû. Mais les yôma se font de plus en plus nombreux partout, et bientôt toutes les autres villes du royaume seront obligées de l’imiter.
— Mais pourquoi les yôma existent ? Moi, si j’étais l’Empereur céleste, je les supprimerais tous !
— Alors, après le trône du royaume de Kyô, c’est maintenant celui du Ciel qu’il te faut ? Mais tu veux tout, ma parole !
— Si quelqu’un de compétent s’était donné la peine de s’y mettre, il ne serait pas nécessaire qu’une fille comme moi s’en charge !
— Oui, ben pour l’instant, charge-toi surtout de faire attention à ne pas perdre la vie dans la mer Jaune.
— Ça, c’est à toi de t’en occuper. Si je t’ai embauché, c’est quand même pour que tu me protèges, non ?
Sacrée gamine ! jura intérieurement Gankyû en levant les yeux au ciel, comme s’il implorait son secours.
Une lumière apparut au loin. Pas celle, vacillante, d’une torche, mais celle, étale, du soleil.
Sortis du tunnel, Shushô et Gankyû se trouvaient maintenant à l’intérieur des remparts. Cette forteresse était aussi grande qu’un bourg de petite taille. Elle tenait à la fois du château et du village. Autour d’eux, les voyageurs, s’imaginant déjà en relative sécurité, laissaient libre cours à leur étonnement.
— Incroyable ! C’est une véritable ville ! dit Shushô.
— N’exagérons rien, rétorqua Gankyû.
Les rues étaient très étroites : deux chevaux marchant de front en auraient occupé toute la largeur. Elles étaient bordées de bâtiments peu élevés et couvertes d’une voûte percée de petites ouvertures laissant filtrer la lumière du jour comme celles du tunnel. Il y régnait une sorte de pénombre baignant dans un air humide et confiné. Toute la ville était bâtie à l’aide de vieilles pierres, ce qui avait pour conséquence de retenir prisonnière la chaleur qui régnait dans la mer Jaune. À vrai dire, l’endroit n’avait rien d’agréable. Mais c’était le dernier à appartenir encore au monde des humains, pour qui s’aventurait au-delà des monts Kongô. Ici, on pouvait dormir en sécurité sous un toit, même si c’était sur un sol de terre battue, et l’on pouvait trouver à manger, une nourriture assez rudimentaire, il est vrai. À l’origine, cette forteresse avait été construite pour servir de garnison aux soldats qui défendaient l’accès à la ville de Ken. Cependant, les voyageurs qui voulaient y faire halte avaient toujours pu y trouver refuge.
Gankyû et Shushô y passèrent une nuit. Mauvaise, en ce qui concerne Shushô : les cris des yôma l’avaient empêchée de dormir, et au réveil, elle avait plutôt mauvaise mine. Quand Gankyû l’informa qu’il comptait se rendre au temple avant de se mettre en route, elle le suivit d’un pas lourd, le visage fermé. Une file s’était déjà formée devant l’autel lorsqu’ils arrivèrent sur les lieux. Près du bâtiment, une esplanade, semblable à celle qu’ils avaient vue devant la porte de la Terre, était encombrée de gens qui attendaient l’ouverture des portes de la forteresse. En apercevant le couple que formaient Gankyû et Shushô, beaucoup manifestèrent des signes d’étonnement. Certains, même, fendirent la foule pour s’approcher d’eux et se mirent à observer la fillette. Était-elle déjà devenue à ce point célèbre ?
— Mais c’est une enfant ! Qu’est-ce qu’elle fait là ?
— Apparemment, elle accompagne cet homme. Quelle idée ! C’est bien trop dangereux pour elle !
— Non, à mon avis, elle va retourner à Ken avant midi. Elle doit être là juste par curiosité.
Tel était le genre de remarques que les uns et les autres s’échangeaient en chuchotant. Shushô ne leur accorda qu’un regard dédaigneux et, une fois devant l’autel, contempla la statue nichée dans la petite cavité.
C’était celle de Kenrô Shinkun, le saint patron des voyageurs de la mer Jaune. Il était représenté le visage détendu et le buste couvert d’une cuirasse ornée de bandelettes, comme à l’accoutumée.
— C’est quoi, ces rubans ? demanda Shushô.
— Je ne sais pas très bien. Mais on dit que sa cuirasse, qui porte le nom de Ko, ou « tambour », est faite en peau de yôma, et que les rubans servent à y accrocher des pierres précieuses. Les yôma en raffolent, paraît-il.
— Les yôma et les yôjû mangent des pierres précieuses ? Enfin, quand je dis les yôjû, je veux parler des montures.
— Attention, ne confonds pas… Tous les yôjû, ou chimères, ne sont pas propres à devenir des montures : certains se laissent dresser, et d’autres pas. Et parmi les yôma et les yôjû, certains adorent se soûler de pierres précieuses, mais pas tous.
— Ils se soûlent avec ? Tu veux dire comme si c’était de l’alcool ?
— Oui, en quelque sorte. Enfin… je ne sais pas exactement. Mais certains réagissent comme un homme qui aurait trop bu. C’est pour ça qu’on dit qu’ils se soûlent.
— C’est intéressant. On ne nous a jamais appris ça à l’école.
— Pas étonnant… On ne sait presque rien sur ces bestioles. On ne sait même pas quelle est exactement la différence entre un yôma et un yôjû, c’est dire !
Cette dernière précision étonna particulièrement Shushô.
— Les yôma attaquent les humains, alors que les yôjû ne le font pas. C’est pas ça ?
— Mouais, c’est ce qu’on dit. Mais certains yôjû attaquent aussi les humains, si on s’en approche trop. Je crois plutôt que ce qui les différencie, c’est que les yôma y prennent plaisir, alors que les yôjû ne le font que par nécessité.
— Ah bon… Je ne savais pas.
— Mais certains chasseurs de cadavres pensent que yôma, yôjû… tout ça, c’est du pareil au même. Selon eux, c’est juste une différence de nom : on les appelle yôma quand ils s’en prennent aux hommes, et yôjû dans le cas contraire. Pourtant, il y a des yôma qui n’attaquent pas les hommes. Tu vois, ce n’est pas très clair… On dit aussi qu’un yôjû peut être apprivoisé, et pas un yôma. Mais certains yôjû non plus ne peuvent pas être apprivoisés. Ou bien encore, que ceux qui apparaissent en période de corruption du royaume sont des yôma, et les autres des yôjû. Oui, mais les yôjû apparaissent aussi en période de chaos… Enfin, une chose est sûre en tout cas, c’est que les yôma n’acceptent pas de nourriture venant d’un humain. Il est arrivé que des gens capturent des « vermines », ces petits yôma inoffensifs, et qu’ils essaient de les apprivoiser. Mais dès qu’ils sont en captivité, ils meurent. Ce qui d’ailleurs a pour fâcheuse conséquence d’attirer les grands yôma.
— C’est bien mystérieux, tout ça.
— Oui, comme tu dis. Je ne sais vraiment pas pourquoi ils meurent. Parce que les yôma peuvent très bien vivre dans le monde des humains. Ils meurent quand on les capture, mais ils se battent pour ne pas mourir si on essaie de les tuer. Bizarre, non ?
— Hum… fit Shushô en tordant la bouche.
Elle emboîta le pas à Gankyû qui s’éloignait de l’autel.
— Bref, retiens seulement que les yôma s’attaquent aux hommes et qu’aucun ne te laissera le temps de lui demander s’il est un yôma ou un yôjû, dit-il. Mets-toi bien ça dans la tête. Maintenant, j’espère que tu te sens prête…
— Est-ce qu’il y a des yaboku dans la mer Jaune ?
Les yaboku étaient ces arbres qui portaient les fruits-œufs desquels naissaient les animaux sauvages. On en trouvait sur les montagnes et dans les plaines, et on disait que celui qui trouvait refuge sous ses branches était en sécurité.
— Personne n’en a jamais vu, que je sache. D’ailleurs, il n’y a pas d’animaux dans la mer Jaune. Seulement des yôma et des yôjû. Certains chasseurs de cadavres s’entêtent encore à chercher le yaboku des yôjû, mais jusqu’à présent, ils n’ont rien trouvé.
— C’est vrai que s’ils tombaient dessus, ils n’auraient plus besoin de s’embêter à chasser !
— Et imagine si on trouvait celui des yôma !
— On pourrait les tuer à la naissance, ce serait plus facile en effet, ajouta-t-elle avec une grimace.
Les riboku et les yaboku sont des arbres sacrés. Tout être vivant, homme ou animal, qui se réfugie sous l’un d’eux y sera en sécurité, car jamais aucun autre animal, pas plus un yôma qu’un yôjû ou qu’un chien sauvage, ne viendra l’attaquer. C’est pourquoi, en reconnaissance de la protection qu’ils offrent, on ne doit jamais tuer quelque créature que ce soit dans leurs parages.
— Et est-ce que les yôma ont des petits ?
— Ma foi, non, je ne crois pas.
— C’est vrai ?
— Pour ma part, je n’en ai jamais vu en tout cas. Et personne, à ma connaissance, n’a encore eu ce privilège, expliqua Gankyû en hochant la tête.
— C’est vraiment mystérieux, tout ça.
— Existe-t-il des arbres qui portent les fruits des yôma ? Combien d’années peuvent-ils vivre ? Pourquoi n’y a-t-il que des mâles parmi les yôma et les yôjû ? Sont-ils doués d’intelligence ? Comprennent-ils notre langage ? D’où viennent-ils ? Qu’est-ce qui les attire dans le monde des humains ? Toutes ces questions sont sans réponse. On ne sait pratiquement rien sur eux. Et c’est aussi pour ça qu’on ne connaît pas de moyens efficaces pour s’en protéger.
— Hum… lâcha Shushô, songeuse.
Une voix vint interrompre ses réflexions.
— Eh ben, dis donc, Shushô, tu m’as l’air en pleine forme, à ce que je vois ! entendit-elle dire gaiement.
Elle tourna la tête.
— Rikô !? Mais qu’est-ce que tu fais là ? fit-elle en courant vers la main qui s’agitait au milieu de la foule.
Rikô lui souriait de toutes ses dents.
— Je voulais juste savoir si tu avais réussi à arriver jusqu’ici. Et Hakuto, où est-il ?
À ces mots, une ombre de tristesse passa sur le visage de Shushô et toute force sembla la quitter.
— On me l’a volé. Je suis désolée, je t’ai demandé de m’aider pour rien.
— Dommage… dit Rikô en lui tapotant le dos. Et donc, tu as continué ta route toute seule. Bravo ! Mais j’aurais dû t’accompagner…
— Non, non. Ça va. Je regrette beaucoup de me l’être fait voler, c’est tout. Il me manque. Mais bon, maintenant, je me sens encore plus décidée qu’avant !
— Ça ne m’étonne pas de toi ! dit Rikô entre deux rires.
— Et toi, qu’est-ce que tu fais dans la mer Jaune ?
— Eh bien, je me suis dit que ça n’allait quand même pas être facile pour toi, toute seule dans un endroit pareil…
Shushô le dévisagea : il arborait un grand sourire.
— Tu viens avec moi ? C’est vrai ?
— Pourquoi pas ? Un garde du corps, ça peut toujours servir, non ? Je sais que tu es une fille plutôt courageuse, mais je te vois mal manier une grande épée comme ça contre un yôma, dit-il, souriant, en montrant celle qu’il portait à la ceinture.
Shushô sourit à son tour, mais Gankyû vint interrompre cet échange d’amabilités en lui tapant sur l’épaule.
— C’est qui, celui-là ?
— Quelqu’un qui m’a rendu service pendant mon voyage. Il s’appelle Rikô et il vient avec nous !
— Pardon ?
— Oui, tu peux me remercier : il accepte de nous aider parce qu’il a pu juger de mes grandes qualités ! Rikô, je te présente Gankyû, le garde du corps que j’ai engagé. Comme tu dis, ça peut toujours servir !
— Parfait ! dit Rikô en adressant à celui-ci un franc sourire.
Mais c’est gentil tout plein, ça ! se dit Gankyû avant d’adresser la parole à Rikô :
— Ainsi donc, comme ça, tu es venu jusqu’ici pour retrouver cette fille ?
— Oui. Je m’inquiétais de la savoir seule dans la mer Jaune.
— Parce que tu savais qu’elle comptait s’y rendre ?
— C’est ça. Elle m’avait dit qu’elle voulait faire l’Ascension.
— Et tu l’as laissée y aller !? Il ne t’est pas venu à l’idée qu’il valait mieux la faire renoncer à un projet pareil ? Tu t’es contenté de hocher la tête avec ton sourire candide : « Oui, oui, pourquoi pas », c’est ça ?
Gankyû avait commencé à hausser le ton et criait presque sur Rikô, qui de son côté continuait à le regarder sans se départir de son sourire.
— Et vous, monsieur Gankyû ? finit par lâcher Rikô d’une voix calme. Vous l’avez arrêtée ?
Gankyû se tut un instant.
— ... J’ai fait ce que j’ai pu : j’ai tenté de la convaincre.
— Avec grand succès, à ce que je vois…
Gankyû ne sut quoi répondre. Il continua à fixer Rikô qui souriait toujours.
— Gankyû ! intervint Shushô. Ce n’est pas le moment de vous chamailler. Tu n’es plus un gamin, alors sois raisonnable, s’il te plaît. Désormais, Rikô et toi, vous êtes mes gardes du corps. Vous devez vous entendre et unir vos efforts pour me protéger.
Elle lui avait parlé d’une voix douce mais ferme, comme une mère faisant la leçon à ses enfants. Gankyû, honteux et confus, détourna les yeux d’un air renfrogné.
— ... Tu ne veux vraiment pas faire demi-tour ? tenta-t-il une nouvelle fois en grattant le sol du bout de sa chaussure, tête baissée. Il est encore temps, tu sais. En partant tout de suite, tu pourras être à Ken avant la fermeture de la porte.
— Mais combien de fois faut-il que je te le dise, bon sang ? On ne va pas revenir là-dessus toutes les dix minutes ! Ma décision est prise, un point c’est tout. Donc maintenant, puisque tu es mon garde du corps, je te demande juste une chose : c’est de bien vouloir me guider à travers la mer Jaune. C’est clair ? Bien, alors allons-y !
Mais pour ça, il fallait quand même que les portes de la forteresse ouvrent ! Au bout d’un certain temps, le bruit de pas des soldats au-dessus des voûtes cessa. On entendit alors les voix de ceux des gardes en armes à l’extérieur du mur d’enceinte : c’était le signal. Ceux-ci tirèrent la barre qui maintenait la porte fermée et poussèrent les deux grands battants.
Un flot de lumière, qui fit plisser les yeux à Shushô, s’engouffra aussitôt. Et avec lui, suffocante, une odeur nauséabonde de poisson avarié. Les soldats invitèrent les gens à franchir le seuil, et tous, d’un pas prudent, commencèrent à quitter la forteresse. Shushô et Gankyû les imitèrent. Dès qu’ils se furent retrouvés à l’extérieur, Shushô comprit d’où provenait cette puanteur : dans un coin, à proximité de la muraille, s’entassaient les cadavres en décomposition de bêtes monstrueuses.
— Gankyû… C’est… balbutia-t-elle en montrant du doigt le tas de charognes.
— Tu veux faire demi-tour ?
— Pas du tout ! répondit-elle en redressant le torse.
Mais elle ne put se retenir de regarder en arrière, cherchant des yeux Rikô qui était allé récupérer sa monture. Lorsqu’elle l’aperçut dans la foule lui faisant signe de la main, son indéfectible sourire aux lèvres, elle se sentit immédiatement rassurée.
Les soldats, postés sur les toits de la forteresse et le long des galeries creusées dans la roche, de part et d’autre de la porte, avaient tous le regard tourné vers le ciel : pour l’heure, il était vide et d’un bleu immense. Shushô poussa un soupir de soulagement.
Devant elle, un chemin parsemé de rochers descendait en pente raide. On apercevait, au bout, un océan de verdure qui s’étendait à perte de vue.
La mer Jaune…
Hormis la présence imposante des monts Kongô, le paysage n’avait rien d’extraordinaire.
— C’est ça, la mer Jaune ? C’est pas très impressionnant…
Ouais, on verra plus tard… eut envie de lui répondre Gankyû.
Et il savait de quoi il parlait. Lorsqu’on partait chasser dans un tel endroit, il fallait en connaître tous les pièges si l’on voulait avoir une chance d’en revenir vivant.
Parmi les gens qui s’étaient attroupés à la sortie de la forteresse, quelques-uns, par groupes de trois ou quatre, commencèrent à dévaler la pente. Les chasseurs de cadavres partaient en tête, pressés d’être rentrés pour le prochain jour de l’Ankô. Encouragées par cette initiative, quelques personnes leur emboîtèrent le pas, mais voyant qu’elles n’étaient pas imitées par le gros du contingent, elles s’arrêtèrent : les ascensionnistes hésitaient encore.
Chaque participant à l’Ascension veillait en général à s’entourer d’une suite qui pouvait s’élever – ce n’était pas rare – à plusieurs dizaines de gardes du corps et servants, pour la plupart armés. Ils s’assuraient de leur protection et conduisaient les chariots sur lesquels s’entassait tout ce qui était nécessaire à la traversée. Aussi, sur les quelque cinq cents personnes qui s’apprêtaient cette fois à se rendre sur le mont Hô, seules quatre-vingts étaient véritablement candidates au trône.
Gankyû poussa un soupir de soulagement. Vingt années avaient passé depuis que le kirin de Kyô cherchait un nouveau roi pour le royaume. Après une aussi longue période, il n’était pas étonnant que le nombre de prétendants ait diminué. Quatre-vingts, ce n’était en fait pas si mal, et Gankyû se sentait rassuré en pensant qu’ils pourraient compter sur l’aide qu’un tel convoi représentait le cas échéant.
De fait, dans ce type d’expédition, même si certains pouvaient ruminer quelques pensées égoïstes du genre : « Peu m’importe les autres, pourvu que j’aie la vie sauve », ou « Mes gardes du corps doivent avant tout se soucier de ma propre sécurité », ou encore « Mes provisions sont réservées à mon usage personnel », il était rare qu’ils les mettent en pratique. Parce qu’un ascensionniste savait qu’en choisissant de se rendre au mont Hô, il allait devoir soumettre ses qualités personnelles au jugement du Ciel et que l’égoïsme avait peu de chances de faire partie des vertus humaines susceptibles d’attirer l’attention de l’animal sacré.
Gankyû comptait bien profiter de cette situation en misant sur la générosité, sincère ou feinte, des uns et des autres. D’ailleurs, il n’avait pas le choix. Sa monture était incapable de transporter toutes les provisions dont Shushô et lui auraient besoin. Et la route était longue avant de parvenir à destination.
Évidemment, pour écourter la durée du trajet et économiser leurs vivres, ils auraient pu mettre à profit la rapidité du haku. Mais pour cela, il aurait fallu effectuer le parcours par voie aérienne, ce qui aurait fait d’eux une proie facile pour les yôchô et autres yôma volants : dans la mer Jaune, il était toujours préférable de se déplacer par voie terrestre.
— En fait, on est plutôt chanceux ! s’écria-t-il soudain.
Au même moment, Rikô les rejoignit, tirant derrière lui sa monture. Dès que Gankyû l’aperçut, il se figea, bouche grande ouverte.
— Mazette… un sûgu !
En voyant la tête qu’il faisait, Rikô éclata de rire.
— Je vois que monsieur Gankyû est amateur de montures, comme notre chère Shushô ! fit-il, un large sourire aux lèvres.
Shushô le tira par la manche.
— Gankyû est un chasseur de cadavres, l’informa-t-elle à voix basse.
— Vraiment ?
Sa surprise était-elle réelle ou feinte ? Shushô aurait été bien incapable de le dire, tant il était difficile de lire quelque chose derrière ce sourire. Gankyû, fasciné par l’animal, s’agenouilla devant lui pour l’observer de plus près.
— Il est magnifique… C’est toi qui l’as capturé ?
— Oh non, pas du tout. Je l’ai acheté.
— Acheté !?
Il se tourna vers Rikô qui souriait toujours.
Si je pouvais capturer un sûgu et le vendre, je n’aurais plus jamais besoin de m’aventurer dans la mer Jaune, pensa Gankyû.
— Je suis ravi de connaître quelqu’un prêt à dépenser autant pour une monture…
— Et la vôtre, c’est un haku, n’est-ce pas ? C’est vous qui l’avez capturée, monsieur Gankyû ?
— Appelle-moi « Gankyû », tout simplement. Je ne suis pas digne de me faire appeler « Monsieur » par quelqu’un qui a les moyens de se payer un sûgu.
Il continuait à examiner l’animal.
— C’est incroyable… dit-il en remuant la tête.
Bien qu’il fut un chasseur de yôjû expérimenté, Gankyû n’avait que très rarement eu l’occasion de voir un sûgu de si près. Une fois pourtant, il avait bien failli en attraper un. Mais la bête, furieuse, avait réussi à s’échapper, renversant trois de ses collègues, qui, heureusement, s’en étaient tiré sans trop de dommages. C’était un animal aux qualités vraiment exceptionnelles : rapide, puissant et intelligent.
Il existait deux variétés de sûgu : l’une au pelage noir et l’autre au pelage blanc. Celui de Rikô appartenait à la deuxième catégorie, la plus commune. Sa fourrure était blanche et striée de fines rayures noires. À l’état sauvage, les sûgu étaient féroces. Cependant, celui qu’observait Gankyû en ce moment était particulièrement calme, ce qui lui conférait un air d’indéniable noblesse. À tel point que Gankyû ne parvenait pas à déceler le tempérament fougueux qu’il leur connaissait. Sans doute était-ce là le fruit d’un long et difficile dressage…
Ayant eu tout le loisir de l’admirer, Gankyû, le regard encore rêveur, finit par se relever. Shushô le ramena bien vite à des considérations pratiques.
— Je vais avec Rikô. Il m’a dit que ça ne dérangerait pas Seisai qu’on monte à deux.
— Bien sûr, bien sûr. C’est normal que tu préfères monter sur un sûgu plutôt que sur un haku. Mais…
Elle se tourna vers lui.
— Tu es vraiment idiot, ma parole.
— Pardon ?
— Ça n’a rien à voir. On n’est pas là pour faire du tourisme ! Ici, on est dans la mer Jaune, au cas où tu l’aurais oublié !
Gankyû roula des yeux ahuris, ce qui déclencha aussitôt le rire de Rikô.
— C’est vrai que je ne suis pas bien lourde, mais c’est quand même un poids supplémentaire pour une monture. En cas d’urgence, il faut qu’elle puisse courir le plus vite possible. Tu comprends ?
— Oui, oui, excuse-moi. J’ai compris.
— Avec Seisai, c’est pas pareil. Pour lui, ça ne fait pas de différence que je monte en plus ou pas. Au fait, comment s’appelle ton haku ?
— Il n’a pas de nom, répondit sèchement Gankyû.
— Ah bon ? Mais il a besoin d’un nom.
— Si tu veux lui en donner un, ne te gêne pas. Mais écoute d’abord ce que j’ai à te dire : ici, on marche toujours à côté de sa monture, on ne la chevauche pas.
— Pourquoi ?
— Parce qu’on va faire le trajet avec des gens qui vont à pied. Il faut avancer à leur rythme, c’est comme ça. Dans la vie, il y a certaines choses qu’il vaut mieux faire lentement, petit à petit. Lorsqu’on s’aventure dans la mer Jaune tout particulièrement.
— Mais…
Gankyû lui coupa la parole.
— Tais-toi, et fais comme je te dis !
Shushô le regarda d’un air de défi.
— Tu sembles oublier qui est ton employeur !
— Non, j’ai pas oublié. Tu m’as engagé pour que je te conduise au mont Hô et que je te ramène saine et sauve dans le monde des humains. Je sais ce que j’ai à faire.
— De toute façon, ce n’est pas avec toi que je rentrerai.
— Si tu le dis. Mais sache quand même que c’est pas parce que j’ai accepté d’être ton garde du corps que je suis prêt à sacrifier ma vie pour de l’argent.
Shushô préféra se taire : sa mine vexée parlait pour elle.
— Et toi, tu es déjà allé dans la mer Jaune ? demanda Gankyû à Rikô.
— Non, jamais, malheureusement.
— Tu as déjà affronté un yôma ?
— Ça m’est arrivé. Quelques fois…
Gankyû laissa échapper un soupir.
Deux débutants… Ça promet…
Rikô avait-il perçu sa déconvenue ?
— Je sais bien que je suis novice en la matière. Donc n’hésite pas à me dire ce que je dois faire, j’obéirai, dit-il sur le ton de l’excuse.
— Ça, j’y compte bien.
Un mouvement se fit parmi la foule : le départ était donné.
— Shushô : tu marches entre le sûgu et mon haku. Allons-y !